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Date : 10-04-2022 14:02:24
"Le pilotage par McKinsey a créé une couverture vaccinale inversement proportionnelle aux besoins de santé"
Dans leur tract « Santé publique année zéro », la philosophe Barbara Stiegler et le médecin François Alla, également professeur de santé publique et directeur adjoint de l'Institut de santé publique, d'épidémiologie et de développement (ISPED), dénoncent la gestion de la crise sanitaire, qui a, selon eux, désorganisé la santé publique.
Marianne : Comment percevez-vous le fait que le gouvernement ait choisi de s’appuyer sur des cabinets de conseil lors de la crise sanitaire, notamment dans la campagne de vaccination ?
François Alla : Nous sommes dans une situation complexe. Une crise sanitaire, c’est un événement brutal qui peut potentiellement tout désorganiser.
Pour surmonter ce type de crise, nous bénéficions en France des structures, des organisations et des compétences nécessaires, dans l’administration de la santé au niveau national et en régions, dans les agences sanitaires, chez les professionnels de santé notamment.
Notre système a maintes fois prouvé sa solidité.
Mais pour gérer cette crise, le pouvoir politique, notamment par manque de confiance dans les institutions de la République, a préféré passer outre les dispositifs et compétences existantes pour confier des missions stratégiques à des cabinets de consulting.
Ces derniers ont largement démontré qu’ils n’avaient pas les compétences nécessaires, que ce soit en termes de connaissances techniques, du système, des acteurs ou des contextes.
Cela contribue à expliquer les échecs français, du masque à la vaccination.
Barbara Stiegler : Oui, ce recours au consulting trahit la profonde défiance que ces nouveaux dirigeants, venus du monde du monde du business et de l’entreprise, nourris à la fois contre l’État et contre le savoir académique.
En s’enfermant dans son conseil de défense, Emmanuel Macron a choisi de trancher, à la fois sans l’État et sans les chercheurs, toutes les grandes orientations de la crise sanitaire.
Enfermé avec ses consultants à l’Élysée, il s’est tout de suite positionné en chef de guerre et a passé son temps à répondre à l’opinion publique, les yeux rivés sur les sondages.
En clair : il n’a pas hésité à instrumentaliser la crise sanitaire – avec ses morts et ses malades – au profit de ses propres intentions électorales et d’un programme de démantèlement de l’État, du système de santé et du milieu académique.
Et c’est ce qui explique qu’il a tout de suite choisi d’évincer les experts en santé publique au profit de ses propres consultants, qui se désignent eux-mêmes comme les « champions » de la transformation des organisations.
Cela lui a permis, par exemple, de se gargariser d’avoir obtenu les meilleurs chiffres en termes de couverture vaccinale.
Mais la réalité est qu’en France, le pilotage par McKinsey a créé une couverture vaccinale inversement proportionnelle aux besoins de santé : les plus âgés, les plus vulnérables ont été les moins vaccinés.
En « arrosant » tout le monde avec ces vaccins, le but était d’afficher des taux records pour répondre à l’opinion et aux médias.
C’était de faire une politique du chiffre, et certainement pas de la santé publique.
Et c’était aussi d’imposer un nouveau rapport à la santé, entièrement digitalisé.
« Le but était de faire du chiffre et d’imposer la digitalisation »
F. A. : Cette volonté politique s’accorde bien avec les méthodes, les techniques, le schéma mental de ces cabinets de conseil.
C’est la pensée « Power point », surpayée et simplificatrice, qui transpose les mêmes préconisations d’un pays à l’autre, ne prend pas en compte les contextes, ne s’embarrasse pas de subtilités.
Or, la santé est un fait social éminemment complexe.
D’un environnement à l’autre, et selon les différentes phases de la crise, ce ne sont pas les mêmes besoins, pas les mêmes contraintes, pas les mêmes réponses à apporter en milieu rural et urbain, en fonction de l’âge, de la situation socio-économique, des vulnérabilités préexistantes, de la situation épidémique dans tel ou tel territoire.
Mais les méthodes employées par ces cabinets lissent ces diversités par application d’un schéma unique.
Ayant toujours le même programme, celui de transformer les politiques publiques en leur imposant les normes de l’entreprise, ils ne peuvent faire autre chose que réduire et simplifier.
C’est ce qui mène à la désorganisation, à l’inadaptation de l’offre de santé aux besoins, et en particulier à l’aggravation des inégalités sociales et territoriales de santé.
Pour prendre un exemple concret, en France ce sont les plus pauvres qui ont été les plus contaminés, qui ont fait le plus de formes graves, et qui ont payé le pouls lourd tribut en termes de décès et paradoxalement ces mêmes pauvres ont été les moins dépistés et les moins vaccinés.
L’exemple que vient de donner Barbara Stiegler sur la vaccination est très juste.
Le but était de faire du chiffre et d’imposer la digitalisation, mais sans se préoccuper de savoir si les bonnes personnes étaient vaccinées.
On le paye encore aujourd’hui avec plusieurs centaines de décès par semaine.
Autre exemple du caractère éminemment délétère de cette politique « taille unique », lorsqu’on a appliqué les mêmes mesures en termes de couvre-feux, confinements, plans blancs, sur tout le territoire, on a généré un frein ou un retard aux soins pour des centaines de milliers de personnes atteintes de maladies chroniques ou aiguës (cancer, infarctus du myocarde…).
Les conséquences de ce qu’on peut qualifier de refus de soin généralisé seront lourdes, probablement plus lourdes que celles du Covid lui-même.
(à suivre)
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